Point de vue
LEMONDE | 08.02.12
Haris Pamboukis, professeur de droit à l'université d'Athènes et avocat
Aujourd'hui la Grèce et les Grecs vivent une tragédie grecque ; une Némésis sans catharsis. L'histoire en soi est simple : une énorme dette extérieure, un déficit public croissant surtout depuis 2007 et une situation économique encore aggravée depuis l'éclatement de la crise en 2008
Tout cela pourtant n'aurait pas attiré l'intérêt des marchés si la Grèce ne faisait pas partie de la zone euro. Car, à travers la Grèce, c'est l'euro qui est visé dans les paris des credit default swaps (CDS). (Les CDS étaient à l'origine des contrats d'assurance mais sont devenus un outil de spéculation.) La constatation est évidente. Il ne s'agit pas que d'un problème grec, de dette grecque mais d'un problème européen, de dette européenne.
La Grèce a en effet servi de bouc émissaire pour cacher derrière elle un problème européen. Elle s'est vu imposer des plans de redressement budgétaire condamnés dès le départ parce que mal conçus, mal préparés et, bien sûr, mal exécutés.
La Grèce doit faire des efforts. Soit ! Mais subir un électrochoc à la fois économique, social et politique, cela est injuste. On a imposé une contrainte de liquidité à l'économie grecque alors qu'à l'évidence il s'agissait d'un problème de solvabilité européenne. Faire de la Grèce un cas à part permettait à l'Europe de contenir le problème dans un périmètre limité et ainsi de gagner du temps, alors qu'elle était dépourvue des armes institutionnelles pour faire face à la crise.Mettre un pays en avant dans un geste collectif de solidarité peut se comprendre. Mais se laisser emporter par une telle rhétorique est indigne. Dans ces circonstances, l'exceptionnalisme grec exalte. La rhétorique de "la Grèce un cas à part" - et la traiter en lépreuse - est inacceptable, car cela est erroné, injuste et dangereux.
Erroné tout d'abord. Il est faux d'affirmer que les Grecs ne travaillent pas. La Grèce a consenti un effort sans précédent en 2010, en réduisant son déficit public de 5 points en une année. Certes, le pays a besoin de réformes structurelles du système politique, de l'administration publique et fiscale, etc. Mais de quels délais dispose-t-on pour laisser le temps aux réformes de faire sentir leur effet ? Peut-on transformer en deux ans un pays marqué par trente ans d'errance ? La formule choisie nous remet-elle sur le chemin de la croissance ou à la dépression profonde, à l'instabilité sociale, au chaos politique ? Dans ces circonstances, de quoi au juste accuse-t-on la Grèce ?
Injuste ensuite. La formule choisie et imposée est-elle la bonne ? Y avait-il un mécanisme européen institutionnel de gestion de la crise de la dette européenne ? On affirme que les contribuables des autres pays ne doivent pas financer les déficits grecs. Certes. Mais les déficits des uns ne sont-ils pas aussi les excédents des autres ? En outre, pour arrêter ce cercle vicieux, ne doit-on pas appliquer une politique propre à relancer la croissance en Grèce et, par là même, à libérer nos partenaires du fardeau de la solidarité ?
Dangereux enfin, car c'est signer l'arrêt de mort moral, voire politique, de l'Union européenne. L'Histoire nous enseigne en effet que de tels discours ont toujours mal fini. Et c'est même une conquête de la civilisation européenne de les avoir abandonnés. Il est dangereux de traiter en paria un groupe quand on évolue dans une collectivité animée, en principe, par la solidarité. C'est une défaite morale. Aujourd'hui, la Grèce. Demain, à qui le tour ? La Grèce est un pays avec une histoire unique qui porte l'Europe congénitalement. Il n'est point besoin de souligner la contribution grecque à la philosophie, à la démocratie et au rayonnement de l'Europe dans le monde.
Au cours de sa longue histoire, la Grèce s'est trouvée au carrefour de diverses batailles critiques et s'est toujours rangée du côté du juste : Byzance fut le rempart pour l'Europe du danger venant de l'Est, la résistance grecque aux nazis a contribué à la défaite allemande, pour ne citer que ces exemples.
Le premier conflit de l'ère de la mondialisation oppose aujourd'hui la régulation aux marchés et la Grèce se trouve à nouveau aux avant-postes de cette guerre. Si l'Europe doit traiter dignement la Grèce, ce n'est pas simplement dans l'intérêts de la Grèce, mais aussi dans celui de l'Europe. Il faut cesser d'en faire un paria européen.
Article paru dans l'édition du 09.02.12
http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/02/08/aujourd-hui-la-grece-demain-a-qui-le-tour_1640428_3232.html
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